Michael Werner : Vivre le franco-allemand
Qui sait ce qu’est exactement « le franco-allemand » ? Installé à Paris depuis quarante ans, l’historien d’origine allemande Michael Werner pourrait en être l’une des figures marquantes. Mais tout comme son accent, il demeure discret. À l’image d’une relation entre deux cultures, qui n’a à voir que de très loin avec le ballet mouvementé des relations politiques.
On m’avait prévenu que je ne devais pas attendre de réponse rapide. Pourtant quelques heures après l’envoi d’un mail pour lui demander un entretien, Michaël Werner me donne rendez-vous, entre deux séjours à Berlin, dans son bureau du Centre de Recherches Interdisciplinaires sur l’Allemagne en bordure du Boulevard Raspail à Paris. Il m’accueille amicalement chargé d’un casque de moto et de gants bien chauds, le visage rougi par le froid. Un soleil pâle s’engouffre par les baies vitrés et fait ressembler le mois de décembre parisien à l’hiver berlinois. On aperçoit au dehors à quelques mètres de nous un drapeau français qui flotte sur le porche de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
La conversation s’engage sur le dernier colloque franco-allemand qu’il a contribué à organiser. Le sujet se portait sur les lieux de musique à Paris. Et à l’entendre raconter le chantier abracadabrantesque de la nouvelle philharmonie de Paris, on perçoit la fraîcheur d’un regard à la fois proche de son sujet et toujours un peu distant. Sûrement, le recul de celui qui n’est ni plus tout à fait de là-bas, ni tout à fait d’ici…
En France « par hasard et nécessité »
Michael Werner doit son arrivée à Paris en 1969 à l’écrivain Henri Heine et son installation définitive en France au général de Gaulle. « Une association de hasard et de nécessité » comme il le dit lui-même. Doctorant à Bonn, où il étudiait les écrits du poète franco-allemand, Henri Heine, il se voit proposer une bourse pour venir continuer sa thèse en France. Un an plus tard, seulement, il est recruté par une équipe du CNRS chargée d’analyser une immense collection de manuscrits fraichement rachetés par la Bibliothèque Nationale sous la pression de de Gaulle.
Son séjour parisien censé, à l’origine, durer trois ans prend un tournant définitif. Mais une condition s’impose assez vite à lui comme à sa femme : celle de s’intégrer plutôt que « de faire partie d’une quelconque colonie allemande à Paris ». Ses deux enfants auront donc droit, dés leur arrivée, à l’école maternelle française. Peu de temps après, lorsque sa femme doit prendre la nationalité de leur pays d’accueil pour passer l’agrégation, il fait de même abandonnant ainsi sa citoyenneté d’origine sous les réprimandes de l’employé du consulat allemand de Paris.
« Européen, peut-être »
À l’époque, il se disait que ce qui était écrit sur son passeport ne déterminait par ce qu’il était au fond de lui. « Européen, peut être ». Aujourd’hui les Français le perçoivent comme un Allemand et les Allemands le voient comme un Français. « La question ultime est toujours de savoir qui je soutiens quand l’équipe allemande de football joue contre la France. En vérité, c’est très commode. Je regarde qui joue le mieux et je choisi. Finalement, c’est quelque chose de mobile qui varie en fonction des situations. » Mais de toute manière, lorsque l’on est né à Fribourg-en-Bresgau à vingt kilomètres de la frontière, en 1947, dans la zone d’occupation française, ce flottement semble presque naturel. Lycéen, Michael Werner apprenait le français comme première langue vivante. Étudiant, il faisait parti d’une troupe de théâtre amateur qui jouait en français et passait ses étés à sillonner les routes de la campagne française en vélo.
De Henri Heine à l'histoire des transferts culturels
Cette ambigüité transfrontalière, Michael Werner l’a placée au cœur de son métier. Après 15 ans de recherches en littérature, la seule étude des textes d’Henri Heine ne lui suffit plus. Le poète, installé définitivement à Paris à l’âge de trente-quatre ans, devient le prisme de ses propres questionnements sur l’intégration, l’assimilation et l’identité culturelle. Que représente pour un poète de s’installer dans un pays étranger, de travailler dans deux langues, et tout cela au milieu du XIXe siècle dans ce champ nouveau des relations culturelles entre la France et l’Allemagne ?
Insatisfait du manque d’intérêt pour ces questions de la part des spécialistes de Heine, qui s’attachent à des « détails minuscules » de l’œuvre de l’écrivain, il crée avec d’autres en 1985 un groupe de recherches sur les transferts culturels. « Notre premier objectif était de montrer les apports des importations culturelles dans une société. Au contraire du schéma français d’assimilation et d’absorption, tout nous apparaissait composite et conflictuel. C’était "une manière de me prendre moi-même comme objet de recherche.»
Repenser les relations culturelles
Bien qu’il ne se soit jamais senti rejeté en France et s’étonne même d’avoir dirigé durant quatre ans une section du CNRS sur les littératures françaises et étrangères, Michael Werner cherche à affirmer la particularité de sa pensée au milieu de la recherche hexagonale alors très ethnocentrée. Dans les années 1990, trouvant l’histoire des transferts culturels encore trop limitée par les perspectives nationales, il va même jusqu’à lancer l’histoire croisée : « l’histoire des transferts au carré » comme il se plait à le souligner en citant malicieusement la formule d’Etienne François, un historien français vivant en Allemagne. Avec l’histoire croisée, son but est de complexifier la vision que les scientifiques ont des relations culturelles, en prenant en compte la diversité des vécus des personnes vivant entre plusieurs cultures.
Susciter la rencontre
Mettre en avant les perspectives qui dépassent l’intérêt national, voila donc ce à quoi l’historien s’emploie à la direction du Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Allemagne (CIERA). Ce groupement d’intérêt public soutenu par plusieurs universités françaises s’emploie, à coup de bourses de séjours de recherche, de séminaires ou de colloques, à tisser des réseaux entre les étudiants et les jeunes chercheurs français et allemands. Michael Werner était pourtant dubitatif lors de la constitution du projet au début des années 2000. « Monsieur Allemagne de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales » au moment où la République fédérale avait décidé de développer les études à l’étranger sur sa société contemporaine, il a pris la tête de ce qui lui paraissait être une usine à gaz. Aujourd’hui, au contraire, il est enthousiaste : « Il y a beaucoup de discours sur l’internationalisation de la recherche. Chaque université s’en réclame. Mais concrètement ça ne veut pas dire grand-chose. Nous, nous essayons de ne pas décréter l’internationalisation d’en haut. Nous créons simplement un environnement propice au rassemblement et au travail commun de jeunes chercheurs des deux pays. Puis nous tentons de valoriser la spécificité de ce type de travail par rapport aux recherches traditionnelles. » Il en est convaincu : la multiplicité des points de vue enrichi profondément les sociétés et les individus. Le fait de maîtriser plusieurs langues oblige le chercheur à remettre en cause les concepts et les catégories de pensée, qu’il utilise dans une langue au prisme de ceux employés dans l’autre. Mais au-delà de la recherche toutes les professions sont concernées.
Le Franco-allemand : une réalité vécue
C’est à cet endroit exactement que se situe le franco-allemand pour Michael Werner, dans ces croisements, dans cet enrichissement mutuel des cultures. « Pour moi le franco-allemand est une réalité vécue, un ensemble d’échanges personnels. Ce n’est pas qu’une construction politique. Les sociétés civiles elles-mêmes sont historiquement très liées. Les chercheurs, les musiciens, les gens de théâtre, et surtout les étudiants touchés par les projets de l’université franco-allemande tout comme les jeunes dans des lycées franco-allemands qui préparent l'Abi-bac… Tous jouent le rôle d’un ferment dans la construction européenne.»
Ferment, il l’a été lui aussi. Au moment où les traits d’union entre la France et l’Allemagne étaient moins nombreux, les préjugés plus retors. Aujourd’hui, beaucoup de travail a été accompli. Mais soudain Michael Werner sort de son calme enjoué et déplore vivement les coupes dans les budgets alloués aux structures qui s’évertuent à soutenir ces passerelles. « Il n’y a rien de pire que les coups d’accordéon budgétaire. On lance des projets, on les soutient pendant 3 ou 4 ans et après on passe à autre chose. C’est de l’argent perdu ! Quand on veut faire une telle politique, il faut soutenir ces initiatives coute que coute sur le long terme pour qu’elles puissent se développer. »
La conversation se termine sur ces paroles. Puis, alors que je prends mon appareil photographique, il revient sur sa passion de la photographie. Bien qu’il ait réussi à faire de sa pratique de la musique un objet de recherche, il n’a pas eu l’occasion d’en faire autant pour la photographie. Un regret. Mais aussi l’expression d’une nécessité, que l’on ne sent pas égocentrée mais simplement curieuse. Celle de se mettre lui-même, chargé de ses contradictions et de ses passions, sur la table d’analyse. Et, lorsqu’on l’écoute, on pourrait croire que cette pratique lui a permis de toucher, ce qui, dans la recherche et la relation entre deux pays, demeure essentiel : l’humain, peut être.
Antoine Tricot
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