Plus on parle de Berlin, moins j'ai envie d'en parler


L'écrivaine Cécile Wajsbrot vit  entre Paris et Berlin depuis onze ans. Mais elle envisage de quitter la capitale allemande qui pourtant est en train de devenir un pôle littéraire. 


Lorsqu'elle est à Paris, Cécile Wajsbrot reçoit dans son bureau près de Pigalle. Après avoir gravi les escaliers étroits qui mènent au 6e étage, on arrive sous les toits dans une lumineuse chambre de bonne. Les murs sont couverts de bibliothèques, des tapis recouvrent le parquet, une atmosphère propice au travail se dégage. Par la fenêtre, on voit la Tour Eiffel et les toits de Paris. Au-dessus le ciel est réduit au mince filet bleu gris que dessinent les enfants. Tout l'inverse de Berlin où le ciel envahit le décor et porte le sentiment fou de liberté que Cécile Wajsbrot a ressenti lorsqu'elle a découvert la ville.

Comment avez-vous découvert Berlin ?

J'ai évolué avant d'aller à Berlin, sinon je n’aurais pas pu y aller. Avant la chute du Mur, le nom était marqué : c’était la capitale du Troisième Reich. Après j’ai fait tout un travail qui est passé par les livres. Notamment Mémorial écrit avec un psychanalyste. Avec Berlin, il y a eu comme un coup de foudre, comme un ensorcellement. Je ne sais pas comment dire, mais parfois je pensais au chant des sirènes. Je disais en plaisantant : c’est une ville dangereuse parce qu’une fois qu’on y est allé on ne peut plus en partir. Je ressens une espèce de charme qui agit, dont on n’a pas envie de se libérer dans un premier temps. Même quand on se rend compte qu’il y a autre chose dans la vie et dans le monde que Berlin, on a du mal à s’en défaire

Qu’est-ce qui vous a poussé à rester à Berlin ?

J'y ai passé quelques jours en 1995 et j'ai senti que j'avais envie de rester dans la ville plus longtemps. J'avais envie d'y vivre et d'y avoir quelque chose à faire plutôt que d'y venir en touriste. J'ai eu l'occasion d'y passer six semaines à l'automne de l’an 2000. Je passais mon temps à marcher dans la ville partout où je pouvais. A cette époque, j'ai eu le sentiment d'une ouverture incroyable. C'était un mélange de vestiges du passés, notamment de la guerre, avec beaucoup de murs sur lesquels il y avait encore des impacts de balles. Il y avait beaucoup plus de chantiers qu’aujourd’hui. Toutes ces grues, ces trous, tous ces chantiers qui désignaient un horizon, un avenir qui donnait ce sentiment d'ouverture. Alors qu’à Paris, à l'époque déjà, j'avais depuis un certain temps un sentiment de stagnation. C'est ce contraste qui m'a attiré. Et à la fin de ce séjour, j'avais du mal à envisager de quitter Berlin.

Pourquoi ne pas vous être installé définitivement à Berlin ?

Pour des raisons d’ordre personnel, je ne pouvais pas quitter Paris complètement. La solution a été cet entre-deux. Ce qui faisait que pendant des années, je vivais les choses à l'irréel du passé : « Si j'avais pu, j'aurais vécu à Berlin. » J'étais dans le regret de ne pas pouvoir quitter Paris. Avec ce besoin d'être à Berlin, et le sentiment que la vie aurait pu être plus simple pour moi là-bas. Que j’aurais pu faire là-bas un certain nombre de choses que je ne pouvais pas faire ici à Paris. J'avais le sentiment d'être plus chez moi à Berlin qu'à Paris. Et puis en même temps, je pense que cette situation d'entre-deux me convenait sans doute aussi. Parce que je me suis toujours sentie entre-deux jamais tout à fait là où j'étais. Mais en même temps c'était assez douloureux parce que ça appuyait sur ce point de fragilité ou de blessures.

Vous parlez au passé. Pensez-vous quitter Berlin ?

Je ne sais pas très bien ou j'en suis. De toute façon je sais que je vais partir un jour, au plus tard en mars 2015 pour des histoires de bail, mais peut être avant. Depuis quelques années, la ville se normalise, les prix montent. En ce moment on doit faire face à une augmentation de loyer de 20%. Mais pour nous ça n'est pas possible.

Il y a des contingences matérielles, c’est vrai. Même si c'est une ville encore à part en Allemagne, où il y a de la place, des espaces et des endroits qui ne sont pas atteint par la gentrification*, c'est quand même un processus en marche. Quand on est arrivé à Berlin on s'est installé dans un immeuble à Fridrischain.  La porte d'entrée ne fermait pas et l'immeuble, le hall d'entrée tout comme la cage d'escalier étaient recouverts de graffitis. Le voisin de palier était toujours entre deux bières. Le propriétaire  ne voulais plus de locataires, mais nous ne voulions pas partir.  Il y a eu un incendie « accidentel » et l'immeuble a été remis à neuf et loué à plus haut prix. 

Berlin, ce n’est pas encore Paris mais ça s’en rapproche tout doucement. A Prenzlauerberg on entend parfois plus parler français qu'allemand. Ce n'était pas ce que j'étais venu chercher au départ. 

Et si vous partez, pensez-vous que vous iriez vous installer dans une autre ville comme Leipzig, par exemple, où il y a encore des espaces libres. Ou si c'est fini avec Berlin, c'est fini avec l'Allemagne ?

C'est drôle que vous parliez de Leipzig parce que je me suis toujours dit que s'il y avait une autre ville où je pouvais vivre en Allemagne ce serait là-bas ! Alors que Francfort, Munich ou Dresde, ça ne me dit rien du tout. Si c'est fini avec Berlin, je pense que je n'irais pas m'installer dans une autre ville parce qu'il y a aussi cette situation d'entre-deux qui m'est devenue plus difficile. Être toujours sur le point de partir, de prendre congé, d'arriver, de renouer, d’un côté comme de l’autre… Donc si je pars de Berlin, je me recentrerais à Paris. Ça ne m’empêchera pas de retourner à Berlin de temps en temps, mais autrement, ou alors d'aller ailleurs. Parce que ce va-et-vient perpétuel entre Paris et Berlin nous empêche d'aller ailleurs. Ou ça rend ca plus compliqué.

En tant qu’écrivain qu’est-ce que cet entre-deux vous a apporté ?

Au départ l’horizon, le sentiment de liberté que j’ai ressenti s'est aussi traduit dans l'écriture. J'ai l'impression que ce que j'ai écrit depuis cette vie, depuis que je connais Berlin, est plus proche de ce que j’avais envie de faire. Je suis plus satisfaite de mes livres depuis 2001. Ecrire dans un environnement linguistique différent de celui de la langue dans laquelle on vit donne une attention plus forte à la langue. Le sentiment de liberté  s’est aussi accompagné d’un renouvellement dans la recherche d’une forme et dans l’inspiration. Berlin apparait dans plusieurs romans. Ce n’est pas né de rien, j’avais déjà écrit un livre en rapport avec l’Allemagne. Je n’ai pas eu besoin d'aller à Berlin pour avoir un regard distancié parce que je l'ai toujours eu. Je ne me suis jamais sentie de plein pied en France à Paris, bien que je sois née ici, bien que le français soit ma langue maternelle. Ce sentiment d'étrangéité, je l'ai toujours eu. Dans Ich ein anderer (trad. « je un autre ») Kertez dit : « c'est quelque chose d'autre que de se sentir heimatlos chez soi et à l'étranger ; où à l'étranger quand dans cette absence de racine on peut se créer un chez soi ». Quand j’ai lu ça, ça m’a totalement parlé ! Lui d'ailleurs s'est installé à Berlin. Récemment, je lisais son journal où il décrit son installation à Berlin et c'était émouvant et troublant car il dit un tas de choses que j'ai ressenties. A Berlin, je me sentais étrangère mais c’était normal : me sentant étrangère à Berlin je me sentais plus chez moi à Berlin qu'à Paris.

Pourquoi pensez-vous que Berlin attire autant d’artistes ?

On dit « parce que Berlin n’est pas une ville chère, elle attire les artistes et les artistes attirent les artistes, puis finalement les investisseurs ». C’est vrai que les loyerssont moins chers qu’à Paris ou qu’à New-York. La ville est en train de se normaliser d'attirer des investisseurs, des gens d’affaire, des touristes plutôt que des créateurs. Mais je n’ai pas envie de lire le réel uniquement à partir de l’économie et des choses matérielles. Je pense que le symbole du Mur est très fort. Berlin est la seule ville dans laquelle il y a eu un Mur, et ce Mur est tombé. Ce Mur, je l’ai ressenti comme un symbole extraordinaire et une ouverture : pour moi c’est la ville des possibles. Pourtant, j’ai l’impression qu’on s’achemine vers la fin de cette période.

Pour le dire un peu vite, j’ai le sentiment que l’Allemagne était un pays dont les structures de la société ont été détruites par le nazisme, puis par la défaite. Cela donnait l’impression qu’on pouvait voyager à travers les couches de la société plus facilement qu’en France où l’hérédité joue un rôle très fort. Tout le monde devait se reconstruire. Aujourd’hui cela commence à se refermer un petit peu. Pourquoi y-a-t-il tellement d’écrivains français qui choisissent de vivre ailleurs, de se confronter à un autre espace, à une autre langue, à un autre mode de vie? Je crois que cela révèle plus de choses sur la France que sur Berlin.

Berlin est donc symbole d’un nouveau départ pour vos personnages à cause de la chute du Mur ?

Oui, je pense qu’il y a quelque chose comme ça. En plus c’est une ville où, en dehors du symbole du Mur, on sent physiquement la présence du présent et de l’avenir. Ne serait-ce qu’avec tous ses chantiers et toutes ces grues qu’on voit partout. A Paris, il n’y a pas de places pour construire. Dans le 13e arrondissement, il y a un quartier près de la BNF où il y a de l’espace en construction, à chaque fois que j’y vais ça me fait penser à Berlin. Finalement, Paris pourrait se libérer, en faisant que ça circule avec la banlieue, en faisant le grand Paris, et en démolissant ce mur qu’est le périphérique. Le grand Berlin date de 1920 et on a 100 ans de retard.

Le Berlin d’aujourd’hui avez-vous encore envie d’en parler ?


J’ai écrit trois livres qui se passent à Berlin et Mariane Klinger sur l’Allemagne et la division. Je ne peux pas dire que j’en ai fait le tour parce que c’est tellement immense ! Mais dans l’immédiat je ne vois pas ce que je peux dire de plus, ce que je peux dire d’autre sur Berlin. Je n’ai pas envie de creuser toujours le même sillon. 
Plus il y a d’auteurs qui parlent de Berlin, moins j’ai envie d’en parler.
 
Quelle relation entretenez-vous avec la langue et la culture allemande ?
 
J’ai appris l’allemand en seconde langue au lycée. Je n’ai jamais perdu contact avec la langue et toujours essayé de lire en allemand. Mais cela n’a rien à voir avec une pratique quotidienne. J’ai donc vraiment voulu réapprendre l’allemand. Quand on apprend une langue étrangère, on devient vraiment attentif à la langue en général, donc ça développe une écoute plus aigüe de la langue française aussi. J’avais lu beaucoup d’auteurs allemands. Je traduisais de l’anglais, puis je suis passée à l’allemand. Je lis la presse et j’ai essentiellement des amis allemand là-bas, je me sens vraiment dans une culture plurielle. Paradoxalement, en approfondissant cette culture et la langue, je me suis rendue compte qu’il y a des limites à cette démarche.  Je peux apprendre l’allemand autant que je veux, y mettre autant de temps et d’énergie, jamais je ne le parlerais comme une langue maternelle. Je ferais toujours des fautes. Ce sera toujours une langue étrangère pour moi. Je peux vivre à Berlin aussi longtemps que je veux, et même jusqu’à la fin de ma vie, jamais je n’aurais les références que les gens qui sont nés là-bas ont. Des choses toutes bêtes, les noms de présentateur, les chansons à succès... J’ai eu une espèce d’espoir de fusion, d’espoir d’échapper à ce sentiment d’inconfort que je rencontre en France. J’ai eu l’illusion qu’à Berlin je pourrais être en accord total avec moi-même et le monde qui m’entoure. Au bout de quelques années, je me suis rendu compte que forcement cette démarche est illusoire et elle a ses limites. Du coup, elle a commencé, peut-être, à perdre un peu de son sens.

 

Marie Villetelle - Interview réalisée le 22 novembre 2012 à Paris.

 

 

*Gentrification :  Processus par lequel un quartier s’embourgeoise en chassant les habitants d’origine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Promotion: 
2012-2013

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